Fleur de peau, fleur de toile

« La peinture est à fleur de toile, la vie n'est qu'à fleur de peau. » Eugène Fromentin, in Les Maîtres d'autrefois

Du pot à la peau… Telle est la démarche de Laurence Papouin. Revendiquées comme peintures, ses œuvres se présentent au spectateur comme une peau de peinture acrylique, épaisse, plissée, accrochée au mur ou posée au sol, soumise aux lois de la gravité, un scalp, une dépouille ou une mue. Ses productions les plus récentes évoquent un mouvement qui aurait été pétrifié – plastifié, devrait-on dire –, à la façon dont le Bernin et les baroques italiens figeaient le mouvement, le jeu de plis et de drapés fluides, dans une éternité de pierre. Au risque de contredire Fromentin, les peintures de Laurence Papouin, ses toiles, ont de l'épaisseur. Elles se comportent, d'une certaine façon, en métaphore du célèbre propos de Valery. 1 Leur épaisseur leur confère une matérialité qui renoue avec une longue et ancienne tradition picturale, celle des figurations des supplices de Marsyas ou de saint Barthélemy.

Le sentiment d'horreur et l'anecdotique en moins… Car les peintures de Laurence Papouin ne racontent pas. Elles se situent dans le registre de l'énonciation, du prédicat, du discours sur la peinture en tant que soi. Une sorte de tentative de (re)définition ontologique de l'objet peinture, renouvelant et actualisant, en ce début de XXIe siècle, le propos tenu par Maurice Denis plus d'un siècle auparavant. 2 L'artiste se positionne peut-être aussi en émule d'Artaud – « C'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » 3 – ou de Barthes – « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l'autre. » 4 –.

Affirmations concomitantes de la mort duchampienne de la peinture et de sa résurrection, les peintures de Laurence Papouin concrétisent et contredisent, dans un même geste pictural, la vision de Duchamp sur l'inframince : « Je pense qu'au travers de l'inframince, il est possible d'aller de la seconde à la troisième dimension. » 5 Plus tout à fait peintures et pas encore sculptures, les productions de Laurence Papouin s'installent donc dans un entre-deux conceptuel qui subvertit et prend à contre-pied tous les discours académiques ou théoriques sur la peinture, son rôle et son devenir. Plus de dictature du sujet… Éliminée la dialectique entre fond et forme… Dépassée l'opposition entre support et matière… Tout est dans le paraître, dans la surface, dans l'apparence ou, plus précisément, dans l'apparition, la manifestation, comme une épiphanie 6 du concept peinture, dans le sens que Maritain donnait de ce terme : « L'action est une épiphanie de l'être ». 7

Le propos de Laurence Papouin relève d'une démarche distanciée – au sens brechtien de ce terme – de l'acte de peindre. L'artiste rejette tout sentimentalisme, toute prétention à une quelconque universalité. Son discours est simple et se réduit à une assertion primaire : « ceci est de la peinture. » À comprendre dans les deux sens de ce prédicat : il s'agit de matière peinture solidifiée, mais aussi d'une peinture dans le sens où on l'entend quand on parle, par exemple, de peinture de chevalet… ou de peinture en bâtiment… La peinture de Laurence Papouin investit donc un triple registre : elle est à la fois subjectile, matière qui le recouvre et produit fini. Ceci ne l'empêche pas de mobiliser, chez le spectateur, plusieurs de ses sens : vue, toucher, odorat… Il s'agit de bien affirmer que la peinture acrylique qui constitue les peaux n'est qu'une matière plastique comme une autre, stockée dans un pot avant de devenir peau.

Les motifs utilisés sont délibérément neutres et banals, empruntés au répertoire des objets les plus fonctionnels : torchons, serviettes, mouchoirs, toile cirée… tout droit sortis du catalogue d'un tisserand du Choletais. Impression accentuée par le recours à des porte-serviettes du commerce pour présenter certaines pièces, telle sa Peinture suspendue verte, de 2009. Non sans humour, Laurence Papouin ravale la radicalité d'un Mondrian ou des artistes du pop-art à la trivialité de la décoration domestique la plus utilitaire. Les clichés surannés d'intérieurs domestiques idéaux, les images des produits d'une industrie de masse, les valeurs fugaces d'une société de consommation envahissante, les slogans éculés des mass-media, le clinquant et le superficiel du bling-bling se télescopent, s'opposent et se heurtent à une pratique lente, quasi artisanale, dont la gratuité désintéressée ne devient que plus criante et dérisoire. Plus récemment, Laurence Papouin s'abstrait petit à petit du motif pour s'épancher – sans lyrisme, cependant – dans une bichromie ou une monochromie plus radicale, dans des effets de transparence.

Laurence Papouin a fait sien ce que le prophète Jérémie clamait déjà six siècles avant notre ère : « Un Éthiopien peut-il changer de peau ? Une panthère de pelage ? » 8 Non, bien sûr… Alors à quoi bon tenter prétendre le contraire, vouloir donner l'illusion de ce qui n'est pas, de ce qui ne peut pas être ? Les peaux de Laurence Papouin n'ont aucune velléité de transformation, de déguisement, de travestissement. Elles sont… Un point, c'est tout... L'épreuve proposée au spectateur consiste donc plutôt à pénétrer mentalement la peau pour découvrir ce qui se passe sous la surface de ce derme trivial, patiemment constitué par l'industrie de l'artiste. Je suis prêt à gager qu'il y trouvera une multitude d'autres personnages, faisant écho au propos de Michaux : « On n'est pas seul dans sa peau. » 9 Mais peut-être aussi, faut-il en revenir à la réflexion désabusée de Nietzsche : « La terre a une peau et cette peau a des maladies ; une de ces maladies s'appelle l'Homme. » 10 La peinture de Laurence Papouin, au-delà de son apparente banalité, reste celle de tous les possibles…



1. « Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c'est la peau En tant qu'il se connaît. […] Et puis moelle, cerveau, tout ce qu'il faut pour sentir, pâtir, penser… être profond, ce sont des inventions de la peau !», in L'Idée fixe.
2. « Se rappeler qu'un tableau, avant d'être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. », in revue Art et Critique, 30 août 1890.
3. In Le Théâtre et son double.
4. In Fragments d'un discours amoureux.
5. In Notes.
6. Au sens étymologique de ce terme : manifestation d'une réalité cachée. 7. In Humanisme intégral.
8. Jérémie 13:23.
9. In Qui je fus.
10. In Fragments posthumes.


Louis Doucet, 2012