Du bruissement de l'être à la montée des périls

Barre de 3 magentas (2012) semble marquer, sinon une rupture, du moins une évolution ou une inflexion dans l'œuvre de Laurence Papouin – comme si nous étions passés de la demeure (que ce soit la domesticité ou la demeure de l'être) à l'agora. Cette Barre se rattache à l'œuvre antérieure, et s'en distingue. On retrouve bien ces « peintures suspendues » auxquelles nous étions habitués : un imaginaire chevillé au réel –comme le porte-serviettes est chevillé au mur- mais qui fait en même temps, dans un choc en retour, vaciller le réel lui-même. Car ce que nous appelions ainsi, notre monde quotidien d'objets destinés à notre usage, voici qu'une illusion le faisait vaciller, devant sa propre métamorphose en illusion souveraine.

Ces tissus, qui n'en sont pas, étaient bien suspendus –à des porte-serviettes ou à une patère - mais c'était pour mieux donner à voir la suspension du temps et de l'ustentialité même de ces objets. Ce que donnaient à voir ces œuvres (qu'il s'agisse de l'Hommage à Vasarely, de Blue Hard Skin ou de chacune des Peintures suspendues), c'était bien l'interruption, à la fois brutale et séduisante, d'un tel usage quotidien. Objets décevants – au sens où ils étaient conçus pour décevoir notre attente naturelle. Soudain, l'être de ces objets se donne à voir, et non seulement l'être, mais un être disséminé en une multitude de déploiements – bruissement de l'être. Les « tissus » colorés, leur usage contrarié, donnaient à voir les couleurs, et la peinture elle-même dans sa matérialité, en une sorte de chute immobilisée, grâce suspendue dans un temps lui-même suspendu.

L'œuvre de Laurence Papouin brouille les frontières entre peinture et sculpture. C'est que la peinture refuse de se laisser enfermer dans les deux dimensions que lui impose la toile. Elle semble vouloir se libérer de cela même qui pour beaucoup la définissent encore : la surface plane, qui prétend laisser jouer les couleurs, mais qui inévitablement les enferme dans le cadre du tableau. L'artiste nous rappelle, non seulement que la couleur est essentielle en peinture –comme Maurice Denis le proclamait au début du XX° siècle- mais que la peinture elle-même est une matière qui aspire à se libérer du tableau et à exister dans toutes les dimensions de l'espace, dans sa dimension propre, aux marges de la peinture et de la sculpture.

Tout se passe comme si l'invention de la perspective, donnant l'illusion de la profondeur et qui a pu un temps la satisfaire, ne lui suffisait plus : elle entend s'émanciper de cette réduction à la surface plane, mordre sur sa propre extériorité, n'être elle-même que dans cet excès d'elle-même, et n'être pleinement peinture qu'en étant aussi sculpture : elle rencontre ainsi toute la pensée contemporaine qui est tout entière dans cette attention aux marges et dans cette volonté irréductible de faire vaciller les frontières : non pas tant de les effacer, que de les donner à voir dans leur suspension même –telles ces Peintures suspendues.

Et, bien sûr, tout cela reste vrai dans Barre de trois Magentas, mais cette fois, les choses sont moins simples car le porte-serviette est devenue une barre de grande dimension (2m), véritable porte-étendard puisque ces peintures suspendues ne sont plus une mais trois, qu'elles ne sont plus sagement suspendues mais soulevées, révoltées, et que le rouge domine. Elles occupent donc davantage l'espace, jouent plus encore que les précédentes sur la tridimensionalité et donc brouillent encore plus la frontière entre peinture et sculpture. Mais si cette Barre de trois magentas fait éclater une couleur rouge qui renvoie à la révolte et au sang, elle laisse voir aussi la face grise, le revers des printemps qui, comme l'Apocalypse de la fraternité dont parle Malraux, n'ont –parfois- pas de futur. Les peintures suspendues de Laurence Papouin étaient déjà en révolte contre le cadre et la toile, mais cette fois la révolte de la peinture semble aussi dirigée contre la société elle-même. Car ces 3 magentas évoquent peut-être la devise de la République, mais la violence des couleurs et des formes disent une république en révolte, peut-être bafouée, une république mise à mal ou mise en question. Une œuvre plus grave, donc. Et on pourrait dire que la violence fait son entrée dans l'œuvre de Laurence Papouin si celle-ci n'était déjà présente – quoique plus discrète- dans les oeuvres antérieures.

Cette évolution, si tant est qu'on puisse parler d'évolution, ne doit pas nous étonner car elle ne fait que prolonger et approfondir l'œuvre antérieure. C'est encore la peinture elle-même qui se révolte : comme si, elle qui se sentait déjà un peu trop à l'étroit dans ce qui était devenu son cadre, dans tous les sens du terme, elle qui aspirait à plus de liberté, réalisait soudain qu'elle cesserait tout simplement d'exister – comme toute création- si la république venait à être bafouée.

Jean-Pierre Zarader, 2012